mercredi 7 avril 2010

Au sujet de "l'affaire de 1977"...

Roman Polanski dans Le Locataire (1976)

Septembre 2009.
Comme il n'est pas facile de le dégotter, j'ai décidé de retranscrire une partie de Roman, l'autobiographie de Roman Polanski, plus particulièrement les trois chapitres concernant le fameux fait-divers qui a refait surface ces derniers jours avec l'arrestation du cinéaste à l'aéroport de Zurich, alors qu'il se rendait au Festival du Film (il devait y recevoir un prix pour l'ensemble de sa carrière). J'ai donc mis sa description du cirque médiatico-judiciaire qui s'en est suivi et les excès du juge Rittenband dans sa soif de popularité. Bref, tout ce qui a poussé le réalisateur à "fuir". Cela évitera peut-être les mensonges lus un peu partout, les insultes fusant à son encontre, et si ça se trouve, ouvrira les yeux de certains.
Je n'ai jamais douté de la version des faits telle que Polanski la racontait, avec sincérité, et je le soutiendrai jusqu'au bout.
Romain Desbiens.

Roman par Polanski
Chapitre 26

C'est ce fichu numéro de Noël de Vogue qui fut à l'origine de tout.
Déjà, j'avais bien failli me noyer pour rien [précédemment, une séance de photo au cours de laquelle le photographe désirait voir Polanski enterré dans le sable en attendant que la mer monte avait failli tourner au drame, ndlr]. La photo de moi enterré jusqu'au cou ne parut jamais. A la dernière minute, Robert Caillé jugea qu'une simple couverture marine avec les mots "Vogue par Roman Polanski" aurait plus de classe. A en juger par le succès du numéro, qui se vendit comme des petits pains et devint une pièce de collectionneur, il avait raison.

Gerald Azaria, rédacteur en chef de Vogue Hommes, publié par la même maison, Condé Nast, me demanda à plusieurs reprises de lui accorder une interview. Cette idée ne me disait rien. [...] Il me dit qu'il comptait me publier en se servant de la photo refusée pour la couverture. Il me vint une meilleure idée. Un récent numéro de Vogue Hommes avait consacré plusieurs pages à des photos d'adolescentes signées David Hamilton. Elles étaient dans son habituel style romantique, délibérément floues et brouillées. Je dis à Azaria que j'aimerais beaucoup réaliser ce genre de série, mais pas à la manière d'Hamilton. Je me proposais de montrer les filles telles qu'elles étaient désormais: sexy, effrontées et bien humaines. J'avais renoué avec mon intérêt pour la photo, à cette époque, et Zoom et Photo réclamaient plusieurs œuvres de moi à publier.

Azaria me prit au mot et me demanda de mettre cette proposition à exécution. Françoise Mohrt, de Vogue Beauté, me montra un numéro récent avec des photos d'une jeune beauté, Doushka, quatorze ans, fille de Pascale Petit. Si je décidais de passer à l'action me dit-elle, Doushka ferait un excellent modèle.
Azaria me téléphona plusieurs fois, à Paris et Munich, pour discuter de la chose plus en détail. Je lui répondis de me laisser faire. Je comptais sélectionner peut-être jusqu'à quatre ou cinq filles de nationalités différentes: suédoise, française, américaine, allemande.

[Il évoque son projet à Henri Sera, un ami, ndlr]

Quand je lui parlai de mon projet pour Vogue Hommes, il me dit qu'il connaissait exactement le genre de fille que j'avais en tête. La sœur cadette de Tim (pseudonyme) sa petite amie du moment à Los Angeles, Sandra [pseudo dans le bouquin de Polanski, mais c'est Samantha Geimer, je poursuivrai en l'appelant Samantha, ndlr], était une adolescente magnifique qui voulait devenir modèle et avait déjà tourné une pub télé. Il souligna qu'elle était vraiment photogénique.
Il me dit que les deux filles et leur mère, Jane (pseudo), demeurait dans la vallée de San Fernando et me donna leur numéro de téléphone.

Mes premiers jours à L.A. furent plutôt frénétiques. [...]


Bref, plusieurs jours s'écoulèrent avant que je ne finisse d'appeler ce numéro que m'avait donné Henri Sera. Ce fut Jane qui répondit. Elle était déjà au courant parce que Henri en avait déjà parlé à Tim qu'il avait appelé de Paris. Elle semblait enchantée, me dit qu'elle m'aurait déjà appelée d'elle-même si elle avait su où me joindre. Elle proposa que je passe les voir dès le lendemain et me donna des instructions détaillées pour atteindre leur village en voiture. Et d'ailleurs, conclut-elle, Henri nous avait déjà présentés l'un à l'autre, dans une boîte du Sunset Strip, On the Rocks, quelques mois auparavant. Cela me dit quelque chose. Je me souvins d'avoir rencontré Henri par hasard. Il était avec un ami et Tim et une autre femme qui se conduisait comme la sur de la fille mais se révéla être sa mère. Le monde est petit, me dis-je.

Le lendemain, un dimanche, je pris ma voiture pour gagner l'extrémité de la vallée où Jane habitait - un trajet plus long que celui auquel je m'étais attendu. La maison était petite et sans grand intérêt, la maison de banlieue typique des classes moyennes de Californie, avec une pelouse mal entretenue, une piscine et un garage pour deux voitures.
Jane m'embrassa de cette manière hyper-démonstrative qui caractérise tant d'Américaines. [...]
Elle dit que je n'avais pas changé d'eau de toilette.
Du Vétivier lui dis-je, me demandant comment elle avait pu se souvenir d'un truc pareil.
Elle me fit entrer au salon. Un type était vautré devant la télé sans vraiment la regarder. Près de la fenêtre se tenait une fille.
"Je vous présente Samantha", dit Jane.
Puis elle lui dit de venir respirer mon eau de toilette qu'elle trouvait "chouette".
La fille fit "salut" puis vint renifler ma joue.
"Ouais, ça peut aller."
Je l'examinai des pieds à la tête en essayant de ne pas trop en avoir l'air. Après la description émerveillée de Henri, je fus plutôt déçu. Elle était à peu près de ma taille, mince et très gracieuse, dotée d'une voix étonnamment rauque et voilée pour son âge - elle était belle mais sans rien de sensationnel.
"Et je vous présente Bob", dit Jane.
Il me salua et me jaugea du regard. Il était assez négligé, beau garçon, mais semblait bizarrement pâle pour un Californien. Je compris rapidement que c'était l'amant de Jane et qu'il habitait la maison. Elle me dit qu'il appartenait à l'équipe rédactionnelle d'un revue intitulée Marijuana Monthly.
Samantha, qui avait profité de la présentation de Bob pour s'éclipser, refit son entrée, mais seulement pour repartir aussitôt. elle répéta ce petit manège à plusieurs reprises au cours de la demi-heure suivante. Bob fit remarquer sans beaucoup de charité qu'elle devait avoir une faculté d'attention d'une durée d'environ cinq secondes. J'eus, quant à moi, l'impression que c'était surtout pour se faire remarquer.
J'évoquai le genre de reportage photo que je préparais. [...]
Des perspectives qui s'offraient à Samantha comme modèle, la conversation roula à la carrière de Jane elle-même et de la difficulté qu'il y avait à pénétrer dans le monde du cinéma. Elle me demanda si je connaissais un bon agent. Je lui donnai le numéro d'Ibrahim Moussa e promettant de lui en toucher un mot. Elle m'invita à rester pour aller dîner avec eux au Yellow Fingers, un restaurant du coin, mais je trouvai une excuse pour m'en abstenir. Avant de partir, je dis que je les appellerai au téléphone pour organiser une séance de photos. [...]
J'appelai effectivement quelques jours plus tard et pris rendez-vous. Quand j'arrivai avec mes appareils, je trouvai un présentoir circulaire installé au milieu du vestibule et chargé de toutes sortes de vêtements pour que je puisse faire mon choix. Bob était à son poste habituel, devant la télé du salon. Jane et Samantha, cette dernière vêtue d'un jean et d'un chemisier de patchwork, papillonnaient autour de moi tandis que je sélectionnais diverses tenues parmi lesquelles une longue robe blanche de style indien qui appartenait à Jane elle-même.
Après avoir chargé tout cela dans ma Mercedes de location, Samantha et moi partîmes pour les hauteurs qui commençaient juste derrière la maison. Sans les vêtements et les appareils, nous aurions facilement pu faire le trajet à pied. Je rangeai la voiture et nous longeâmes un étroit sentier à travers les broussailles. Il était escarpé et nous trébuchions souvent, Samantha embarrassée par les vêtements et moi les appareils.
Il ne me fallut pas longtemps pour me rendre compte que, hors de chez elle et loin de Jane et de Bob, Samantha était une fille différente - vive, éveillée, bavardant sans cesse. C'était une adolescente californienne typique qui ponctuait toutes ses phrases de "tu vois".
"Tu vois, je déteste que ma mère soit là pendant qu'on me photographie, parce que, tu vois, elle n'arrête pas de dire fais ci, fais ça, quoi."
Elle me dit qu'elle avait un petit ami qui était ceinture noire de karaté.
Comme je voulais qu'elle se détente, je poursuivis le bavardage tout en commençant à la photographier en gros plan. Ce faisant, je remarquai qu'elle avait un hématome, ou plutôt un suçon dans le cou. Je lui demandais si c'était son petit ami qui lui avait fait ça en lui donnant des leçons de karaté. Elle éclata de rire.
"C'était Chuck (pseudo), oui, dit-elle. Mais c'était pas du karaté, tu vois."
Je lui dis qu'il fallait faire attention à ce que la marque ne soit pas apparente sur les photographies.
Des chemins de terre sillonnaient les collines en tous sens et des jeunes gens y circulaient à moto dans un boucan infernal. Samantha me dit qu'elle connaissait certains d'entre eux.
Je lui demandai de changer de vêtement. Elle ôta son chemisier pour en prendre un autre. Elle ne portait pas de soutien-gorge mais parut parfaitement à l'aise. Elle avait de jolis seins. Je la photographiai en train de se changer torse nu. Puis je lui demandai d'ouvrir sa fermeture à glissière de son jean sur quelques centimètres et de glisser le pouce dans un des passants de sa ceinture. Elle posa avec un aplomb tout professionnel. Les motards s'étaient rassemblés à une vingtaine de mètres et nous regardaient. Je lui suggérai de remettre son chemisier.
"Oh! je m'en fous, ils ne me dérangent pas."
J'insistai, pressentant que son indifférence aux garçons était jouée, une tentative de passer pour plus dessalée que son âge.
Nous nous éloignâmes en direction du sommet et elle posa de nouveau torse nu. Le soleil se couchait et la lumière ne tarda pas à manquer Je lui expliquai que pour faire un travail digne d'un professionnel il fallait du temps - parfois plusieurs jours. [...]

J'avais exposé deux rouleaux pendant la petite heure que nous avions passée hors de la maison. D'abord un peu raide et tendue, la fille s'était décontractée à mesure que la séance avançait. Je me disais que ses postures un peu provocantes et son regard un peu vague traduisaient l'idée qu'elle se faisait de techniques utilisées par le modèles pour augmenter leur sex-appeal.


[...]


Quand nous fûmes rentrés, Samantha passa dans sa chambre pour se changer et ranger ses vêtements tandis que je bavardais avec Bob et Jane au salon. Bob entreprit de me parler de sa revue. Elle n'était pas autorisée à la vente dans les kiosques, me dit-il, mais ses amis et lui envisageaient de la distribuer quand même, quittes à se faire arrêter. Il voulait que je lui organise un entretien avec Jack Nicholson parce qu'il savait que Jack ne se gênait pas pour prendre ouvertement parti pour la législation des drogues douces. Je répondis sans m'engager à rien. Bob me demanda d'emporter un série d'anciens numéros de Marijuana Monthly pour en faire cadeau à Jack. Il disparut un bon bout de temps pour les rassembler.

Quand il revint, il se lança dans des considérations sur l'édition en général et sur le succès éclair qu'avait connu Hustler [...]

Je [...] pris congé en promettant de téléphoner pour fixer un nouveau rendez-vous.


[...]


Je retournai à L.A. le 26 février, après une absence d'une dizaine de jours, et téléphonai à Jane. J'avais deux raisons de me sentir un peu mal à l'aise. Je tenais d'Ibrahim Moussa que Jane était allée le voir sur ma recommandation et s'était heurtée à un refus. Quant à Bob, Jack avait pris les exemplaires de Marijuana Montly mais ne comptait absolument pas lui accorder d'interview. Je fus donc soulagé que ce fut Samantha qui répondit. Je lui demandai d'excuser mon silence en expliquant ce que j'avais fait jusque là. Nous prîmes rendez-vous pour le 10 mars.

Cet après-midi-là, j'arrivai en retard. J'avais déjeuner avec Wally Wolf et mon comptable pour examiner avec eux les conséquences de ma demande de carte verte (le permis de séjour des émigrants aux U.S.A.) et il était quatre heures passées quand je sonnai à la porte.
Samantha m'ouvrit et nous rassemblâmes à la hâte quelques vêtements avec l'aide de Jane. Je demandai à Samantha de penser à prendre son jean le plus ajusté. Il n'y avait pas de présentoir dans le vestibule cette fois. Je remarquai un autre détail qui m'avait échappé lors de mes premières visites. Entassés contre un mur du vestibule, il y avait plusieurs coussins jonchés de pétales de fleurs et, posé par-dessus, une grande photo encadrée de Maharaj Ji, le jeune gourou dodu qui avait fait tant d'adeptes au début des années 70. Malgré ma curiosité, je ne posai aucune question à propos des rapport que la famille pouvait bien entretenir avec lui. Il y avait une autre fille dans la maison, une très jolie brune qui ne cessait d'aller et de venir dans la chambre de Samantha. Personne ne prit la peine de nous présenter.
Avant de partir, Samantha s'enquit des photos que j'avais déjà prises d'elle. Je dis que je les lui montrerais plus tard. Dans la voiture, elle me dit que sa copine état modèle et avait tourné quelques pubs pour la télé. Son ton trahissait un mélange d'envie et d'admiration. Je lui appris que nous allions chez Jackie Bisset dont la maison ferait un cadre idéal pour nos photos. Elle ne réagit pas. Elle faisait montre de l'indifférence étudiée typique de l'adolescente qui veut paraître "relax".
Tout en conduisant, je tirai une visionneuse de mon sac photo ainsi que des diapos de notre séance précédente et je les lui tendis. S'il y en avait qui ne lui plaisaient pas ou qu'elle voulait que je les détruise, dis-je, elle n'aurait qu'à les mettre de côté. Je lui demandai d'attacher sa ceinture de sécurité avant de commencer son examen, ce qu'elle fit à contrecœur. Tout en examinant distraitement les diapos, elle ne cessait de poser des questions à propos de Vogue Hommes: Combien de filles allais-je voir en tout, et combien figureraient finalement dans la présentation? Puis nous nous lançâmes dans une longue conversation à bâtons rompus. Samantha me dit que ses parents étaient divorcés. [...] S'ensuit une longue description de ce qui se passait à l'école. Elle expliqua qu'il y avait deux groupes différents, "quoi, tu vois". Les "bons" étaient ceux qui faisaient ce qu'on leur disait de faire. Elle avait commencé dans ce premier groupe B.C.B.G. mais appartenait maintenant à celui des "méchants". Ceux-là, me dit-elle, savaient s'amuser, ils buvaient, prenaient des amphés et se moquaient de l'administration. Pas facile d'en faire partie - il fallait savoir se faire accepter. Samantha dit qu'elle n'appréciait guère l'herbe - c'était bon pour les vieux comme sa mère. La champagne, ça pouvait aller. Un Noël, en visite chez son père, elle s'était complètement pété la gueule. Elle avait aussi essayé les Quaaludes. Elle dit que sa sœur, Tim, en était dingue - elle avait même dû être internée, un jour pour en avoir trop pris - et Samantha lui en chipait de temps en temps.
À un moment de la conversation, elle tira un portefeuille de sa poche revolver pour me montrer la photo de Cuck, un beau garçon mince. C'était un grand karatéka, me dit-elle de nouveau. Ils s'étaient connus voilà quelques mois et le garçon l'avait invitée à dîner dehors.
"On a couché ensemble pratiquement tout de suite", ajouta-t-elle.
Je lui demandai ce qu'étaient les relations de sa mère avec Chuck.
Difficiles au début, dit-elle, mais maintenant Jane s'était habituée à lui. Il avait couché chez elle une nuit, sur le canapé du salon. Quand tout le monde s'était endormi, elle l'avait rejoint en tapinois et s'était jetée sur lui pour faire semblant de l'étrangler. Puis ils avaient passé la nuit ensemble. De toute manière, dit-elle, il n'était rien de ce qu'elle faisait la nuit qu'elle n'aurait pu faire dans l'après-midi. Je lui demandai à quel âge elle avait eu ses premières relations sexuelles.
À huit ans.
Cela me désarçonna un peu. Je lui jetai un regard de côté pour voir si elle parlait sérieusement: elle en donnait toutes les apparences.
"Avec qui?
- Un gamin qui habitait dans la même rue, dit-elle. À cet âge-là, on ne se rend même pas compte de ce qui se passe."
Elle s'exprimait avec le plus grand naturel. Cela n'avait manifestement guère d'importance à ses yeux. Le soleil avait pratiquement disparu derrière les arbres quand nous arrivâmes sur Mulholland Drive. Il y avait beaucoup de vent, ce qui n'étais pas pour me déplaire, mais les ombres s'allongeaient. Il allait falloir faire vite. Victor Drai, qui vivait avec Jackie, était là avec deux amis. Je leur présentai Samantha et demandai où elle pouvait se changer. Jackie, qui était sortie faire des courses, revint chargée de paquets. Elle alla dans la cuisine déboucher une bouteille de vin blanc, mais Samantha refusa le verre qu'on lui offrait. Jackie demeura dans la cuisine tandis que j'emmenai Samantha pour prendre quelques photos près de la piscine. La lumière était parfaite, mais cela durerait pas longtemps. Victor et ses amis nous regardaient depuis la maison.
Je ne cessais de demander à Samantha si elle avait assez chaud -le vent fraîchissait-, mais elle répondait qu'elle allait très bien. Puis le soleil disparut derrière les hauteurs et je décidai que c'était fini pour la journée. Sandra rentra se changer tandis que je bavardais avec Victor et ses deux amis.
Je me rendis compte que j'avais choisi le mauvais côté de Mulholland Drive, étant donné l'heure de la journée. Au sud-ouest, où habitait Jack Nicholson, la lumière devait encore être bonne. Je composai son numéro. Le service des abonnés absent me mit en communication avec s voisine, Helena. Cette dernière, Jack et Marlon Brando habitaient trois maisons bâties sur le même terrain auquel on accédait par une entrée commune, une grille commandée électroniquement, tout au bout d'une longue allée carrossable.
J'exposai la situation à Helena. pouvais-je me servir de la maison de Jack pendant que la lumière était encore bonne? Elle me dit de venir sur-le-champ. Il n'y avait que la route à traverser. Helena répondit à l'interphone et me fit entrer e me demandant de m'assurer que la grille se refermait convenablement. l y avait un cinglé qui traînait dans les parages et qui, ayant réussi à s'introduire un jour, avait tenté d'étrangler la secrétaire de Marlon Brando.
Je garai la voiture devant la maison de Jack, Helena ouvrit la porte qui conduisait du garage à la cuisine et nous entrâmes tous les trois. Je présentai Samantha qui se mit de visiter la maison, un chien de Jack sur les talons. Je m'enquis d'Angelica Huston, la petite amie de Jack. Elle était sortie et n'allait pas tarder. Helena travaillait sur un script elle aussi et nous discutâmes de nos problèmes respectifs. Nous tombâmes d'accord que la fin était toujours ce qu'il y avait de plus difficile.
Samantha réapparut et dit qu'elle boirait bien quelque chose - j'en fus étonné puisqu'elle venait de refuser un verre de vin. Ouvrant le réfrigérateur, je vis qu'il contenait beaucoup de bières et une bouteille de champagne - du Crystal. Je demandai à Helena si elle pensait que Jack ne verrait pas d'inconvénient à ce que je débouche sa bouteille. Elle me dit de faire comme chez moi et je nous servis donc trois coupes. Nous trinquâmes et nous bûmes. Helena se souvenant du temps où j'étais toujours fourré dans la maison, me demanda pourquoi je me faisais si rare.
"Bon, conclut-elle, il faut que je me sauve, ce foutu script."
Le nuage de vapeur qui sortait du luxueux Jacuzzi de Jack avait attiré l'attention de Samantha pendant sa visite. Il se trouvait à l'extrémité de la piscine et Samantha le jugeait "vachement chouette". Ils en avaient un chez elle, mais rien à voir avec celui-là. Elle me dit qu'elle aimerait bien l'essayer.
Plus tard, dis-je. D'abord les photos.
Je commençai par la photographier devant la baie vitrée du salon avec Franklin Canyon qui s'étageait en contrebas à l'arrière-plan. Quand je lui demandai d'ôter son chemisier, elle le fit sans hésitation. Je pris quelques clichés d'elle lovée autour d'une lampe Tiffany et levant sa coupe de champagne.
Puis je lui demandai de passer autre chose. Elle choisit une longue robe douce à capuchon qui appartenait à sa sœur. Elle ôta son jean pendant que je m'agenouillais près de mon sac pour changer d'objectif. Je ne voulais pas la regarder fixement pendant qu'elle se changeait et je fus très conscient de sa brève nudité tandis qu'elle enfilait sa robe. Nous ne disions plus grand-chose désormais et je sentis une certaine tension érotique s'installer entre nous. Nous gagnâmes la cuisine. Je la photographiai assise sur la table, léchant un cube de glace, puis mordillant un morceau de sucre.
J'allais mettre le Jacuzzi en marche. Les interrupteurs et rhéostats qui commandaient l'appareil à remous et l'éclairage de la piscine étaient dans la salle de bain. Samantha m'y suivit. Le jour baissait et je savais que même en allumant les lumières, mes expositions seraient insuffisantes. Je changeai encre d'objectif.
Avant de photographier Samantha dans le Jacuzzi, je décidai d'appeler Jane au téléphone. La séance durait en effet plus longtemps que prévu. Si Jane avait paru ennuyée ou avait réclamé sa fille, je l'aurais tout simplement reconduite. Sinon, tant mieux.
Samantha parla à sa mère avec une grande décontraction. Elle lui dit que nous étions chez Jack Nicholson. Nous avions pris des tas de photos et elle s'apprêtait à essayer le Jacuzzi. Je pris alors l'appareil à mon tour pour saluer Jane et lui demander si cela ne la dérangeait pas que Samantha rentre tard pour le dîner. Je prévoyais que la circulation serait difficile dans Ventura Free Way à cette heure de la journée.
"Bah! dis Jane, il n'y a pas grand-chose pour dîner de toute façon, rien que des steaks."
Elle ajouta que Henri était revenu de France et passerait peut-être plus tard dans la soirée.
Samantha se dévêtit et entra dans le Jacuzzi tandis que je retournais chercher mon appareil. L'eau lui arrivait à la ceinture quand je commençais à la photographier.
"On peut dire que c'est chaud", dit-elle.
Je tâtai du bout du doigt. Elle était effectivement très chaude, mais Samantha s'y accoutuma rapidement. Elle se mit à remuer dans le courant puis s'assit sous le jet et l'eau lui dégoulina sur la tête. J'aurais préféré qu'elle n'en fît rien -elle était moins jolie avec les cheveux mouillés. Elle continua d'évoluer pendant que je prenais des instantanés et qu'elle adoptait spontanément diverses poses. Elle brandissait parfois sa coupe de champagne comme pour boire à ma santé. Au bout d'un moment, la lumière avait tellement baissé qu'il n'y avait plus de raison de poursuivre. La cellule ne réagissait même plus. Je rentrai dans la maison pour déposer mon appareil puis revins regarder.
"Tu ne viens pas?"
Je répondis que l'eau était trop chaude et que je préférais nager. J'allai chercher une serviette dans la salle de bain, me déshabillai et plongeai dans la piscine. Je parcourus une ou deux longueurs de piscine avant d'aller près du Jacuzzi. Samantha me regardait bizarrement. Elle me dit qu'elle ne se sentait pas bien.
"Qu'est-ce que tu as?" demandai-je.
Elle répondit que c'était son asthme qui commençait à la tracasser.
"Je ne savais pas que tu étais asthmatique", lui dis-je.
Puis je lui demandai si elle avait un quelconque médicament avec elle, un inhalateur par exemple. Elle répondit q'elle avait bêtement oublié ses médicaments à la maison.
"Tu ne devras pas rester longtemps dans cette vapeur. C'est mauvais pour l'asthme. Viens dans la piscine."
Sortant du Jacuzzi, elle vient jusqu'à la piscine, y plongea un pied et décida qu'elle était trop froide. J'entendis un râle très distinct quand elle respirait. Elle s'empara de ma serviette et dit:
"Vaut mieux que je me repose un moment, sinon je risque de m'évanouir, tu vois."
Quand je lui demandai ce qu'il fallait faire si jamais elle s'évanouissait, elle fit une remarque ironique au sujet du bouche-à-bouche. Quittant la piscine, je la suivis dans la maison.
Nous gagnâmes une chambre du rez-de-chaussée. J'y avais dormi plusieurs fois du temps qu'elle servait de chambre d'amis, mais Jack y avait installé désormais son gigantesque récepteur de télévision. Les volets étaient fermés et les rideaux tirés de sorte que l'endroit était plongé dans l'obscurité. Nous nous séchâmes mutuellement. Elle dit qu'elle se sentait mieux. Alors, très doucement, je me mis à l'embrasser et à la caresser. Au bout d'un certain temps, je la conduisis jusqu'au canapé.
L'expérience de Samantha, son absence d'inhibitions ne faisaient aucun doute. Elle s'étendit, offerte, et je la pénétrai. Elle ne demeura pas sans réaction. Toutefois, quand je lui demandai doucement si cela lui plaisait, elle recourut à son expression favorite, "Ça peut aller".
Pendant que nous faisions l'amour, j'entendis une voiture dans l'allée Elle sembla poursuivre son chemin et nous poursuivîmes le nôtre.
Soudain, pourtant, Samantha se raidit. Le témoin du téléphone venait de s'allumer: il y avait quelqu'un d'autre dans la maison, en train d'utiliser un autre poste. Cela nous interrompit tous les deux sans supprimer le désir que j'éprouvais pour elle. L'ayant rassurée à voix basse, je la sentis se détendre de nouveau. Quand nous eûmes fini, j'entrouvris la porte et jetai un coup d'œil dans le couloir.
"Angelica?" lançai-je.
Je l'entendis répondre -"Roman?"- puis reprendre sa conversation téléphonique. Au son de sa voix, elle devait être dans le salon.
Samantha se vêtit à la hâte et passa au salon pour rassembler le reste des vêtements qu'elle avait apportés. Manifestement gêné par la présence d'Angelica, elle se hâta de traverser la cuisine pour gagner la voiture. Je la suivis, la présentant de mon mieux au passage, et expliquant par gestes que j'allais revenir dans la maison. J'estimai devoir le faire. Quand Angelica eut fini sa conversation téléphonique, je lui expliquai que nous avions pris des photos et nagé dans la piscine. Je ne dis pas que nous avions fait l'amour, mais cela devait être assez évident. Je n'eus pas besoin non plus de lui dire que nous avions ouvert une bouteille de champagne de Jack, elle en avait un verre à la main.
Je lui demandai si je pouvais me servir du téléphone et appelai Beverly Wilshire pour demander s'il y avait des messages pour moi. J'appelai aussi Hercules Bellville pour arranger une séance de travail pour le lendemain [Polanski travaillait alors sur un scénario baptisé The First Deadly Sin (Le Premier Pêché Mortel), d'après le livre du même nom. C'était une histoire sur un cadre de l'édition apparemment respectable qui, sous de louches influences, se transforme en un tueur qui hante le rues de Manhattan avec un pic à glace. Une bonne partie de l'intrigue s'articule autour des procédures judiciaires (le tueur se fait interpeler à deux reprises), ainsi à cette époque, Polanski se rendit quelques fois à New York pour y travailler et pour connaître le fonctionnement d'un commissariat new-yorkais "chaud". Il reçut l'aide amicale de deux policiers pour assister aux différentes procédures d'arrestation et de mise en garde à vue. Comme il le dit lui même à la fin du chapitre 25: "J'aurais difficilement pu les voir travailler de plus près que je n'allais tarder à le faire", ndlr].
Tout cela ne prit guère de temps, je pensai à Samantha qui m'attendait dans la voiture.
Angelica me demanda pourquoi nous partions si précipitamment. Je lui parlai de la crise d'asthme de Samantha et dis que je devais la reconduire chez elle. Angelica état de nouveau au téléphone quand je partis. Nous échangeâmes un signe et un sourire, et je formai silencieusement les mots: "Je t'appelle demain", en exagérant le mouvement de mes lèvres.
Samantha fut bavarde pendant tout le trajet du retour jusque chez elle. Elle me parla de ses leçons de guitare et de son professeur d'art dramatique. Elle étudiait Le Songe d'une Nuit d'Été à l'école. Je m'efforçai de ne pas trop faire la grimace quand elle se mit à massacrer Shakespeare avec un fort accent californien et sans le moindre sens du rythme. Je lui fis répéter les vers en lui donnant quelques conseils de jeu et de diction. Nous nous mîmes à parler cinéma. Chez Samantha, personne n'avait encore vu Rocky. Je proposai donc que nous y allions ensemble la semaine suivante. Mes mobiles n'avaient rien d'altruiste, c'était une façon de m'assurer que je la reverrais. Quand nous fûmes devant chez elle, Samantha me précéda à toute vitesse dans la maison pendant que je récupérais la visionneuse et les diapo sur le siège arrière. Jane était dans le vestibule. Je lui dis que j'ignorais que Samantha était asthmatique. Elle me répondait que ce n'était rien de grave. Nous rejoignîmes Bob au salon pour regarder les diapos. Je tirai de ma poche un joint à demi fumé que j'avais trouvé chez Jack et le fis passer à la ronde
Bob et Jane ne dirent pas grand-chose, mais je sentis un changement dans leur attitude à mon égard. Elle était nettement moins amicale que les fois précédentes. Je n'avais rien remarqué de semblable quand j'étais passé prendre Samantha, mais il est vrai que j'étais resté très peu de temps. Quelle que soit la raison de cette froideur nouvelle à mon égard, je me dis qu'elle ne devait pas tenir aux photographies. Elles semblaient leur plaire.
On ne m'invita pas à rester dîner. Je pris donc congé en embrassant Jane et Samantha et en serrant la main de Bob. Puis je regagnai le Beverly Wilshire.
Plus tard dans la soirée, je reçus un appel assez déconcertant de Henri Sera. Il avait, semble-t-il, eu une conversation téléphonique avec Jane et celle-ci était furieuse. Elle trouvait les photos "horribles". Je n'y comprenais rien, elle n'avait rien dit de semblable deux heures plus tôt. J'invitai Henri à venir les voir pour se rendre compte par lui-même.
Il avait l'air assez à cran quand il arriva. Je lui demandai ce qui n'allait pas, mais il ne me fit pas de réponse directe, se contentant de regarder les diapos. Il les trouva très belles. Si Jane et Bob ne les aimaient pas, lui dis-je, je balancerais tout le lot.
Plus tard dans la soirée j'avais rendez-vous avec Robert De Niro qui me remit un exemplaire de Magic par William Goldman. Il voulait savoir si cela m'intéressait d'en faire un film avec lui en vedette.
Je passai la journée suivante sans quitter mon appartement du Beverly Wilshire où je travaillais au First Deadly Sin, avec Hercules Bellevilles. Un certain Jojo, ami de Henri, passa me faire cadeau de quelques Quaaludes. Je les rangeai dans un flacon de médicaments qui m'appartenait mais dont l'étiquette indiquait un dosage différent. Ce soir-là, j'avais rendez-vous pour aller au théâtre avec des amis parmi lesquels Frank Simon et Lisa Rome, la sœur cadette de Sydne, pour voir Richard Dreyfus dans The Tenth Man.
Nous nous retrouvâmes comme prévu dans le hall de l'hôtel. Quelqu'un me demanda si j'avais un Quaalude et je remontai en prendre un. Hercules était encore chez moi occupé à ranger ses affaires. Je lui dis bonsoir et rejoignis les autres.
Nous étions sur le point de quitter le hall par la grande porte lorsqu'un home en T-shirt s'approcha de moi et me montra sa carte.
"Mister Polanski? demanda-t-il à voix basse. Police. Je voudrais vous parler. J'ai un mandat pour vous arrêter."

Roman par Polanski
Chapitre 27
"Essayons d'éviter le scandale, dit l'homme au T-shirt. On peut se mettre quelque part pour parler tranquillement?
- Bien sûr", dis-je.
Je n'avais toujours pas la moindre idée de quoi il retournait. Ébahi, je me tournai vers Frank Simon et lui tendis les places de théâtre en disant que nous nous rejoindrions plus tard si je le pouvais.
Je m'aperçus alors que le type n'était pas seul. Il était accompagné au moins de deux ou trois autres hommes, ils étaient difficiles à repérer dans le hall surpeuplé. Je lui demandai de quoi on m'accusait. Il répliqua d'une voix si basse que je parvins seulement à saisir le mot "viol".
"Viol?" répétai-je abasourdi.
Oubliant aussitôt tut ce que m'avait appris mon voyage à New York, je demandai si je pouvais appeler mon avocat.
"Désolé, vous n'avez pas encore été placé en état d'arrestation. Montons dans votre chambre, nous avons un mandat de perquisition."
Il s'exprimait d'un ton neutre, sans la moindre hostilité.
Nous gagnâmes l'ascenseur. Je tenais toujours le Quaalude dans mon poing fermé. J'étais en train de supputer mes chances de le laisser tomber entre l'ascenseur et le palier du rez-de-chaussée quand un des inspecteurs qui m'escortait me murmura à l'oreille, l'ayant sans doute repéré:
"Donnez-moi ça, ça vaudra mieux."
Plaçant sa main en creux sous la mienne, il récupéra la pilule que je laissai choir et l'empocha sans ajouter un mot. Hercules était encore dans mon salon.
"Herky, lui dis-je, j'ai un petit pépin. Ces messieurs sont venus m'arrêter."
Il en faut beaucoup pour faire perdre à Hercules son flegme britannique, mais je faillis bien y arriver ce soir-là.

[...]


Mon appartement fut l'objet d'une fouille approfondie. Appareils photos, diapos et films non développés furent mis de côté. Les Quaaludes aussi. Puis, nous nous assîmes tous encercle et l'inspecteur qui m'avait abordé le premier me débita la formule légale qui était censée m'apprendre quels étaient mes droits. [...]


Je fus pris d'un sentiment de déjà vu; comme si je me retrouvai à l'intérieur d'un de mes propres films. L'ambiance était étonnamment courtoise et sereine. L'un des hommes, adjoint du district attorney (procureur), me remit sa carte.

Le nom de Samantha et Jane fut mentionné. Je n'étais pas tenu à faire une déclaration, mais avais-je la moindre idée de la raison pour laquelle une plainte avait été déposée contre moi?
En toute franchise je répondis par la négative. Je n'arrivais pas à y croire; je ne parvenais pas non plus à établir un quelconque rapport entre le viol et ce qui s'était passé la veille. Je dis que j'avais effectivement fait la connaissance de Jane et de sa fille et décrivis mes visites à leur domicile ainsi que les séances de photographie. Je ne comprenais pas encore la gravité de ce qui m'était reproché et de la situation dans laquelle je me trouvais et je croyais donc qu'il me suffirait de tout dire pour me disculper.
L'adjoint au D.A. m'apprit qu'un mandat de perquisition avait été également été émis pour la demeure de Jack Nicholson. Étais-je prêt à l'accompagner là-bas?
À bord de deux voitures, nous gagnâmes Mulholland Drive et sonnâmes interminablement à la grille sans obtenir de réponse. Soulevant un instant l'inquiétude de mes accompagnateurs, je descendis, escaladai la grille de l'intérieur. C'était un vieux truc que j'avais pratiqué bien souvent lorsque rentrais tard le soir et que je ne voulais déranger personne du temps que j'habitais chez Jack.
Nous roulâmes en voiture jusqu'à la maison de Jack. Angelica ouvrit une fenêtre du premier étage et se pencha à l'extérieur. Je fus surpris de la voir. J'appris par la suite qu'elle venait de rompre avec Jack et, n'étant plus censée se trouver dans la maison, n'avait pas répondu à la sonnerie.
"Il y a la police, dis-je. C'est pour une perquisition."
Elle descendit nous ouvrir.
Les flics entreprirent de fouiller la maison. L'un d'entre eux me demanda où j'avais pris les photos de Samantha et je lui montrai donc la piscine et le Jacuzzi. Un autre accompagna Angelica à l'étage.
Elle redescendit quelques minutes plus tard, le visage blême.
"Ils ont mis la main dessus", dit-elle.
Elle parlait d'un pincée de cocaïne trouvée dans un sac. Un peu d'herbe, aussi, avait été découverte dans le tiroir d'une commode, de chambre à coucher. On me demanda si Samantha et moi étions allés dans la chambre en question. Je répondis que non. On nous emmena, Angelica et moi, dans deux voitures distinctes, au commissariat de Los Angeles Ouest dans Pardue Avenue. Contrairement à une habitude bien établie, mes anges gardiens m'épargnèrent les menottes. À notre arrivée, je fus placé en détention par l'inspecteur qui m'avait arrêté. Un sergent de garde en uniforme assis derrière une grille remplit le formulaire nécessaire -nouvelle impression de déjà vu. J'avais assisté en spectateur quand cela était arrivé à d'autres et voilà que ça m'arrivait à moi.
C'était une soirée chargée au commissariat.

[...]


Le sergent de garde me dit:

"Qu'est-ce qui vous prend de violer les gens comme ça?"
Je ne répondis rien. On prit mes empreintes digitales puis on me proposa du café. Je préférai un verre d'eau. Je mourais également d'envie de pisser. On m'emmena le long d'un corridor dans lequel je croisai Angelica qui attendait. Elle haussa les épaules. Je me sentis horriblement mal.
"Je suis navré, vraiment", lui dis-je, conscient que mes excuses sonnaient un peu creux.
Le moment était venu d'appeler mon avocat. [...]
Je dis à Wally [Wolf] où l’on me retenait. [...] Wally s’amena avec un ami à lui, producteur de télévision. N’étant pas avocat au pénal, il n’était pas en rapport avec aucun prêteur de caution. Il avait appelé cet ami parce qu’il savait qu’il gardait toujours du liquide chez lui. Ma caution fut fixée à deux mille cinq cents dollars. Une fois que Wally eut versé cette somme, on me relâcha.
Je montai en voiture avec Wally -son ami était venu par ses propres moyens- et nous reprîmes la route du Beverly Wilshire. Wally alluma la radio. Toutes les stations parlaient de mon arrestation pour viol.
"L’hôtel va grouiller de reporters", dit Wally.
Nous fîmes demi-tour et allâmes chez Maurice Azoulay, dans Coldwater Canyon. En entendant les flashes d’information, je compris que mon monde tombait en ruine.
Je passai le reste de la nuit à ressasser les évènements avec Maurice. Il faisait de son mieux pour me rassurer, mais je commençais à me rendre compte que c’était une sale histoire.
Il me fallait un avocat au pénal. Dimanche, Wally Wolf me conduisit au centre-ville jusqu'à à un haut building de Flower Street. Là, dans un grand bureau glacial au mobilier ultra-moderne, trente-trois étages au-dessus de la civilisation, je fis la connaissance de l’homme qui avait accepté de le représenter.
J’allai apprendre à connaître Douglas Dalton dans les semaines qui suivirent et à apprécier ses qualités humaines et professionnelles. À première vue, toutefois, on ne peut pas dire qu’il débordait de gentillesse. C’était un homme maussade, qui souriait rarement et s’exprimait d’une voix sèche, plat et monocorde. Le premier contact avec lui ne fit pas plus pour me remonter le moral que la vue de son bureau.
Tandis que nous passions tous les trois en revue les faits que l'on me reprochait, dans la mesure où nous pouvions les connaître, l'étendue réelle de la catastrophe s'ouvrit devant moi. Je ne savais comment m'en accommoder; rien, dans ma vie, ne m'avait préparé au rôle de criminel. C'était comme si j'avais appris que j'étais la victime d'une longue maladie mortelle et dont je n'avais aucune chance de réchapper. Je fus toutefois reconnaissant à Dalton pour l'exposé solide et direct qu'il sut me faire du cours probable qu'allait prendre la procédure: inculpation, grand jury, mise en accusation et procès. Du moins savais-je ainsi sur quoi me concentrer.
Selon l'expérience qu'il avait de ce genre d'affaires, Dalton me conseilla de m'efforcer à poursuivre mon travail aussi normalement que possible sans en parler à personne. Il n'était pas exclu, me dit-il, que je sois placé sous surveillance.
Je me terrai chez Maurice Azoulay pendant les deux semaines qui suivirent, ne le faisant savoir qu'à mes plus proches amis. Hercules alla récupérer mes bagages à l'hôtel et me les apporta. Je ne parvenais pas à détacher ma pensée de l'affaire et du sort qui m'attendait, mais je devais aussi terminer le script. Chaque fois que Hercules et moi y travaillons, en plein air, à côté de la piscine, ou dans la maison, j'étais incapable de me concentrer. Lisa Rome vint me voir et passa même souvent la nuit avec moi. Elle fit de son mieux pour me consoler, mais je ne crois pas que, dans ces conditions, je pourrais prétendre avoir été un amant très attentif. Au cours des premières semaines qui suivirent mon arrestation, je passais le plus clair de mes journées à l'intérieur, ne sortant que pour faire un peu de jogging, appeler d'un téléphone public -celui de Maurice risquait d'être écouté- ou manger en solitaire dans un coin sombre du Hamburger Hamlet, sur le Strip.
La première audience eut lie devant le tribunal de Los Angeles. La presse était venue en force, et Jack Gotch, qui faisait des enquêtes pour Douglas Dalton, dut me frayer un chemin jusqu'à ma place. Il voulait seulement m'empêcher d'être étouffé par les photographes, mais toutes les photos qui furent publiées donnaient l'impression que cet ancien flic de Californie, un grand et rude gaillard, était occupé à me conduire de force devant le tribunal. L'audience elle-même ne dura que quelques minutes, je garde le souvenir d'un magistrat parlant dans un micro d'une voix rauque et grinçante. J'étais comme hypnotisé par la figure allégorique de l'État de Californie dont le sceau s'étalait au-dessus de sa tête: une femme à la poitrine nue tenant une lance. J'étais tellement dans les vapes que je dus m'enquérir auprès de Dalton de ce qui s'était passé. Il m'apprit que le juge avait attribué l'affaire à un tribunal de Santa Monica.
L'adjoint au D.A., Roger Gunson, décidé de réunir un grand jury le 24 mars. Dalton dut m'expliquer en quoi consistait cette institution typiquement américaine. J'appris donc qu'il s'agissait de présenter au jury les preuves et les témoins qui permettraient de décider si oui ou non le district attorney en possédait suffisamment pour pouvoir me faire un procès. La défense était seule à connaître les détails de cette procédure secrète.
Le témoin vedette devant le grand jury fut évidemment Samantha elle-même. Gunson la guida très gentiment d'un bout à l'autre de sa déposition. Elle témoigna que je lui avais fait prendre un Quaalude avant d'avoir des rapports sexuels avec elle. Elle reconnut avoir déjà eu deux expériences sexuelles auparavant et avoir pris un Quaalude avant celui que je lui avais donné. La tête lui avait tourné, dit-elle, sous l'effet de ce médicament, et elle avait fait semblant d'avoir de l'asthme pour me convaincre de la ramener chez elle.
Le grand jury approuva en conséquence mon inculpation pour six motifs: avoir fourni une substance délivrable sur ordonnance à une mineure, m'être livré à des actes licencieux et de débauche, m'être rendu coupable de relations sexuelles illicites, à la perversion, à la sodomie et au viol par le moyen de drogues. Chacune de ces accusations me semblait pire que la précédente quand Dalton les énuméra pour moi. Si les vitres teintées de son cabinet n'avait pas été fixes, je crois bien que je me serais précipité dans le vide.
Nous savions au moins à quoi nous allions nous heurter désormais, me dit encore Dalton. En lisant les minutes de l'audience, il avait le sentiment que les perspectives n'étaient pas aussi mauvaises qu'il l'avait cru au début. Le réquisitoire de D.A. ne serait pas très convaincant sans le témoignage d'Angelica Huston, pour établir sa présence dans la pièce de la maison où Samantha et moi avions fait l'amour. Mais après plusieurs jours d'attente angoissée, nous apprîmes qu'Angelica avait échangé contre l'abandon des poursuites pour possession de cocaïne l'engagement de témoigner contre moi. Cela ne me réjouit évidemment pas, mais j'avoue que j'eus du mal à lui en vouloir d'avoir accepté ce marché.
Les minutes de l'audience du grand jury me firent comprendre, pour la première fois, que Jane avait appris par un chemin très détourné les évènements de ce fatal après-midi. Samantha avait téléphoné à son petit ami pour lui dire qu'elle avait fait l'amour avec moi. Tim avait surpris la conversation et l'avait rapportée à Jane. Celle-ci avait alors appelé son comptable qui lui avait conseillé de s'adresser à la police. Alors que dix témoins avaient été convoqués, Bob ne figurait pas parmi eux. Pour le grand jury, il n'existait pas. L'autre révélation qui m'étonna fut que l'asthme de Samantha n'était qu'un jeu; elle n'avait jamais été asthmatique de sa vie. À notre retour c'était pour s'assurer qu'elle ne serait pas trahie qu'elle m'avait précédé dans la maison, le temps de dire à sa mère: "S'il te le demande, dis que je suis asthmatique." Aujourd'hui encore, sa raison pour avoir agi de la sorte m'échappe totalement.
J'espérais que le tableau complet serait évoqué en cas de procès. Je savais que je n'avais pas enivré Samantha et la bouteille de champagne -bouteille et non Magnum, comme on l'a prétendu depuis- était encore à moitié pleine quand nous étions partis. Pendant le trajet de retour, Samantha s'était comportée normalement et avait manifesté une animation qui prouvait qu'elle n'était pas droguée. Quant à son expérience sexuelle -si elle m'avait dit la vérité-, elle était bien différente de ce qu'elle avait reconnu devant le grand jury.
[...]

Quant à moi, j'étais devenu un paria. "L'agence ne peut pas compter un violeur parmi ses clients", prétendit-on avoir entendu dans la bouche de Sue Mengers. Elle révisa son jugement par la suite -et se laissa même aller jusqu'à l'extrême opposé, à vrai dire-, mais son attitude initiale fut partagée par la quasi-totalité d'Hollywood. Il y eut la floraison inévitable des blagues et jeux de mots. [...] Mes vrais amis prirent ma défense dès le début. Je n'avais pas le cœur à voir mes connaissances féminines en dehors de Lisa Rome car avec elle je pouvais parler librement - c'était une fille bien, intelligente et compatissante.

[...]

Je me remis à fréquenter quelques restaurants et à répondre aux invitations tout en sachant que, dans la plupart des cas, j'étais plus un objet de curiosité que de sympathie. Un tas de gens désiraient seulement pouvoir se vanter d'avoir rencontré le tristement célèbre satyre de Hollywood. D'un jour à l'autre, j'avais franchi l'étroite ligne de démarcation qui sépare les braves gens de la canaille. Moi qui avais si souvent eu la prémonition d'une catastrophe, il ne m'était pourtant jamais venu à l'esprit que je pourrais un jour finir en prison, ma vie et ma carrière brisées, pour avoir fait l'amour.

[...]

Et voilà que, pour un instant de plaisir insouciant, j'avais mis en danger ma liberté et mon avenir dans le pays qui comptait le plus pour moi. Par moments, je me disais que ce n'était pas vrai - tout cela n'était qu'un mauvais rêve Mais ce n'était pas un rêve. Les manchettes gigantesques, le changement d'attitude évident de nombre de mes amis, le brusque renoncement de la Colombia au projet de The First Deadly Sin, et jusqu'au cinglant refus de renouvellement de ma police d'assurances pour la maison de Londres, que m'opposa une compagnie -tout cela, et bien plus encore, attestait de la réalité de mon sort.

Ma première et brève comparution devant le juge de Santa Monica chargé de l'affaire, Laurence J. Rittenbamd, eut lieu le 15 avril. Il me fallut affronter une meute de cameramen de télévision, de photographes et de reporters qui m chargèrent comme des fauves. Un groupe de lycéennes du lieu visitait ce jour-là le palais de justice. Elles aussi se jetèrent sur moi avec un bel enthousiasme, hurlant et glapissant pour réclamer des autographes. Une bousculade ridicule opposa les journalistes aux lycéennes. Le juge me signifia officiellement les six chefs d'inculpation, je déclarai mon intention de plaider non-coupable et ma libération sous caution fut reconduite.
Avec l'accord du juge, je m'absentai provisoirement des États-Unis. J'avais décidé d'aller passer quelques jours chez moi à Londres, où je pensais être moins livré aux journalistes. Je voulais aussi consulter Vogue Hommes à Paris et ce fut ainsi que je fis une découverte assez désagréable.
Quand je tentai de joindre Azaria, ce même Azaria qui m'avait demandé de lui accordé une interview, avant d'accepter le reportage qui m'avait conduit là, je ne parvins jamais à l'obtenir. J'allai trouver Robert Caillé et lui expliquai à quel point le témoignage d'Azaria m'était indispensable pour prouver que j'effectuais bien un travail de commande lors des faits qui m'étaient reprochés. Après avoir beaucoup finassé et tourné autour du pot, Caillé finit par déclarer:
"Il ne peut pas témoigner. Vous n'aviez pas d'engagement par écrit."
C'était indiscutable, mais enfin les collaborateurs occasionnels des périodiques ont bien rarement des contrats écrits et tout le monde à Vogue savait que je faisais ce reportage.
"Écoutez, me répondit Caillé. Interpol est déjà venu nous demander si nous avions commandé un reportage. Nous avons répondu que nous ignorions tout de cette affaire."
Je me sentis trahi. Je connaissais la raison: Vogue travaillait pour le jet set ultra-chic, richissime et hyper-raffiné. La quasi totalité de ses articles était une forme de publicité rédactionnelle pour les grandes maisons de couture, de parfumerie et de joaillerie. Maintenant que le beau gros numéro sur papier glacé "Vogue par Roman Polanski" reposait sur la table basse de tous les gens à la mode, Caillé aurait aimé oublier jusqu'à son existence.

Je renonçai, dégoûté, et regagnai Los Angeles. Peu après, Natassia [Kinski] y vint accompagnée de sa mère. Ibrahim Moussa la prit sous contrat comme convenu et partagea la moitié de ses frais avec moi. Elle commença les leçons d'anglais et s'inscrivit à l'institut Lee Strasberg. Je fus heureux de la revoir. Nous avions cessé d'être amants, mais nos liens d'affection demeuraient forts. Alors même que j'éprouvais à son égard les sentiments de frère aîné, Dalton m'avertit solennellement de faire très attention à n'être jamais aperçu seul en sa compagnie dans la même chambre d'hôtel. Je savais que je vivais sous une surveillance constante, certainement de la part de la presse, et probablement de la police.

Vint alors ma seconde comparution devant le juge Rittenband. [...]
Dalton ne savait pas encore s'il valait mieux affronter le procès ou négocier une sentence. Si l'on obtenait l'abandon de certains chefs d'inculpation, cela vaudrait le coup de plaider coupable et d'accepter une condamnation. S'il était impossible d'éliminer les charges les plus graves, alors, mieux vaudrait faire face au procès.
Si procès il y avait, le D.A. le désirait aussi tôt que possible. La comparution de Samantha dissiperait toutes les légendes qui pu courir sur ses allures de fillette de treize ans. Tous ceux qui la verraient comprendraient non sans mal qu'il s'agissait d'une fille mûre qui aurait aisément pu passer pour une jeune femme de dix-huit ans. Gunson s'inquiétait probablement à l'idée que Samantha grandissait et finirait probablement par me dominer de toute la tête.
"Mon témoin vieillit de jour en jour, se plaignit-il à Dalton.
- Et Polanski, vous croyez qu'il ne vieillit pas?" s'entendit-il répondre.
Ce fut vers ce moment que se produisit un incident qui aurait sans douté été évoqué au procès -s'il y en avait eu un. Jane fut convoquée au bureau du D.A. pour y être interrogée. Samantha et Bob, qui l'avaient accompagnée, restèrent dans l'antichambre. Par une fente de la porte, un des assistants de Gunson les vit passionnément enlacés. Il ne s'agissait pas du câlin réconfortant d'un adulte à une petite fille [...] Le subordonné en fut tellement choqué qu'il s'en ouvrit au juge Rittenband.
Au cours des semaines qui suivirent ma deuxième et brève comparution, Dalton, Gunson et l'avocat de Sandra se réunirent plusieurs fois dans le cabinet du juge Rittenband. Un accord semblait se dégager en faveur d'une négociation pour l'abandon des accusations les plus graves et une condamnation sans procès. [...]
Le père de Samantha, lui-même avocat, l'avait reprise avec lui dans l'Est et je crus comprendre qu'il répugnait tant à l'idée d'une comparution publique de sa fille qu'il risquait fort de la garder en dehors de l'Etat en cas de procès. Or, si l'on fixait la date d'un procès et que Samantha ne se présentait pas, le district attorney n'aurait plus qu'à renoncer à requérir.
Je ne souhaitais pas non plus faire comparaître cette fille en public. Et ce n'était pas seulement parce qu'en plaidant coupable je pouvais éviter le procès et m'en tirer à bon compte. Je comprenais aussi que je lui avais causé un tort considérable et ne souhaitais pas l'exposer à une débauche publicitaire qui risquait de la marquer pour la vie. Nous n'avions ni l'un ni l'autre besoin d'une telle expérience.
En cas d'abandon des charges les plus graves qui pesaient contre moi, Dalton me dit qu'en plaidant coupable, j'éviterais fort probablement la prison. La loi et les peines prévues par elle variaient d'un état à l'autre. En Georgie, par exemple, les "rapports sexuels illicites" ne s'appliquaient qu'aux fillettes de douze ans et moins. En Californie, l'âge du libre consentement était de dix-huit ans. En 1976, vingt-cinq pour cent de ceux qui avaient été accusés de ce crime dans le comté de Los Angeles avaient été condamnés à une simple mise à l'épreuve, et il y avait parmi des enseignants et des policiers -circonstance aggravante puisqu'ils avaient la responsabilité du bien-être des mineurs. Au cas où j'aurais néanmoins à subir une brève peine de prison, je ne risquais guère d'être expulsé des Etats-Unis pour cause de turpitude morale. C'était un point d'une importance capitale puisque j'avais déjà pris a décision de vivre et de travailler en Amérique.

[... : paragraphe sur une perspective bienvenue: Dino De Laurentiis veut confier à Polanski la réalisation du remake de Hurricane, de John Ford. Difficultés d'écriture: le film et le roman étaient d'une naïveté inacceptable pour le public d'aujourd'hui, il le modernise au maximum, ndlr]


J'étais encore en France quand je reçus divers rapports troublants à propos du juge Rittenband. Célibataire de soixante-dix ans et quelques années, pilier du très sélect Hillcrest Club, il attachait un grand prix à ses relations sociales et mondaines à Hollywood. de toute évidence, il accueillait avec plaisir cette première excursion sous les feux de la rampe. Il était particulièrement sensible à l'opinion des autres membre de son club dont bon nombre appartenait au monde du spectacle.

selon Andy Braunsberg, qui connaissait certains d'entre eux et ouvrait l'oreille pour moi, Rittenband n'hésitait apparemment pas à discuter de mon affaire avec ses pairs. Aux yeux de la plupart des membres du Hillcrest, je ne valais apparemment pas plus que le premier sadique venu. Enfin, Rittenband était, paraît-il, très soucieux de l'opinion de la presse et tenait beaucoup à faire bonne figure dans les journaux. Malgré tout cela, je reprenais courage devant les progrès des négociations destinées à éviter le procès et plus encore parce que la confiance de Dino prouvait que j'avais cessé d'être complètement rejeté par Hollywood.

[...]


Le 8 août, veille de ma troisième comparution devant la Cour, était le huitième anniversaire de la mort de Sharon. J'allai fleurir sa tombe au cimetière de Holy Cross. Tandis que j'étais agenouillé là, dans le cimetière désert, un homme bondit de derrière les buissons et commença à me mitrailler de son appareil photo. Dans le silence, le cliquetis de son obturateur me fit l'effet d'autant de coups de feu. Je me détournai et partis. Le photographe en fit autant, mais en le voyant s'éloigner avec une telle décontraction, mon chagrin et mon dégoût se muèrent soudain en fureur. Je me jetai sur lui et exigeai la pellicule que contenait son appareil.

"Il ne faut pas m'en vouloir à moi. Les rédacteurs en chef sont avides de photos de ce genre, dit-il avec un fort accent allemand.
- Je sais, je sais, lui dis-je. Vous ne faîtes qu'obéir aux ordres, c'est une habitude chez vous."

Je lui arrachai son appareil que je déposai à la conciergerie du cimetière après avoir extrait le rouleau. Le photographe courut droit au bureau du D.A. pour porter plainte contre moi, pour agression, menaces et vol à l'arrachée. Gunson refusa d'enregistrer sa plainte et il choisit de me poursuivre au civil.

L'audience du 9 août fut cruciale. A la grande déception de la presse, il fut décidé qu'il n'y aurait pas de procès. Le D.A. retira cinq des six accusations, ne laissant subsister que celle des rapports sexuels "illicites". En échange, je plaidai coupable.
Le juge décida de statuer le 19 septembre. Entre-temps il demanda un rapport psychiatrique. Samantha avait quatorze ans moins trois semaines à l'époque des faits, le code pénal de Californie exigeait en effet une expertise psychiatrique destinées à déterminer si j'étais ou non mentalement dérangé. L'expertise devait être menée par deux psychiatres, l'un nommé par l'accusation, l'autre par la défense, et il serait tenu compte de leurs deux rapports dans la détermination de la peine qu'on m'infligerait.
J'eus plusieurs longs entretiens avec le juge de l'application des peines chargé de mon affaire et me soumis, comme on me l'avait ordonné, à un examen psychiatrique. En s'appuyant sur ses propres conclusions et sur celle des deux experts psychiatres, ainsi que sur des entretiens avec Samantha et sa mère, ce magistrat recommanda une peine d'amende assortie de mise à l'épreuve.

Mais sans attendre le 19 septembre, Rittenband confia à Dalton et à Gunson, dans son cabinet, qu'il avait bien l'intention de me faire passer quelques temps en prison. Il se proposait, pour ce faire, de surseoir à statuer dans l'attente d'une nouvelle expertise psychiatrique ou "étude de diagnostic" qui devait avoir lieu sur des sujets incarcérés. La période maximale prévue par la loi d'une telle étude était de quatre-vingt-dix jours, mais il était rare qu'elle en prit plus de cinquante. Au bout de ce laps de temps, laissa entendre le juge, il me condamnait à la mise à l'épreuve.


Sitôt que cette nouvelle me parvint, j'en avertis Dino et lui proposai de renoncer à Hurricane. Il rejeta provisoirement mon offre, en disant que je pourrais toujours obtenir un sursis pour terminer le travail de préproduction et qu'ensuite lui-même n'aurait pas de mal à retarder le tournage de cinquante jours pendant que je serais en prison.

Lors de l'audience du 19 septembre, Rittenband me condamna effectivement à être détenu au California Institute for Men de Chino, mais accorda un sursis de quatre-vingt-dix jours pour me permettre de terminer le travail de préproduction.

[... Polanski part en Europe à la demande de Dino De Laurentiis, à la recherche de comédiens, ce qui eut un résultat désastreux sur son affaire, Rittenband l'utilisa pour changer d'attitude à son égard, ndlr]


Ma visite à Wentland [principal distributeur d'Allemagne de l'Ouest, ndlr] correspondait avec l'Oktoberfest et l'on me photographia au beau milieu de cette fête de la bière, manifestement occupé à me donner du bon temps.

L'Evening Outlook de Santa Monica passa cette photo U.P.I. avec la légende suivante: "Le réalisateur Roman Polanski, bénéficiant d'un sursis de quatre-vingt-dix jours avant d'être incarcéré dans une prison d'Etat pour une étude de diagnostic sur ordre de la Cour supérieure de Santa Monica, tire sur son cigare et profite de la compagnie de jolies jeunes femmes pendant le festival d'octobre à Munich." La photo avait été cadrée de manière à ce qu'on ne voie que les filles qui m'entouraient. Dans la réalité, elles étaient toutes accompagnées. [...] Mais Rittenband ne voulut rien savoir.

A un journaliste du Herald Examiner de Los Angeles, il [Rittenband] confia que "Roman Polanski pourrait bien prendre le chemin de la prison dès le prochain week-end", ajoutant: "j'ignorais à l'époque que le film serait impossible à terminer en quatre-vingt-dix jours, j'ai distinctement le sentiment qu'on a cherché à me tromper."


J'eux quant à moi le sentiment que le juge Rittenband ne disait carrément pas la vérité. Dans le secret de son cabinet, il n'avait pas fait mystère de sa pleine connaissance du fait que le tournage ne commencerait pas avant janvier 1978, et il avait même confié à Dalton que, le cas échéant, il serait prêt à m'accorder un nouveau sursis de quatre-vingt-dix jours si la préproduction le rendait nécessaire. Selon le calendrier mis au point dans son cabinet avec l'aide de Dalton, mon incarcération à la prison de Chino se terminerai avant le début de tournage, qui commencerais à ma libération. Cela signifiait implicitement qu'il statuerait après avoir pris connaissance de l'expertise psychiatrique, et prendrait en compte dans son jugement le temps que j'aurais déjà passé derrière les barreaux. De cette manière, ce serait en homme libre que j'entreprendrais le tournage de Hurricane.


Pour moi, j'ignorais tout de cette nouvelle affaire quand Dalton m'appela à Londres où j'avais emmené Natassia faire un bout d'essai que Dino avait organisé aux studios Pinewood [...] Natassia était à côté de moi quand je reçus l'appel de Dalton, ce que je ne lui dit évidemment pas. Il m'apprit que Rittenband était furieux à cause de la mauvaise publicité que lui valait mon affaire et qu'il avait convoqué d'urgence une audience pour déterminer les raisons pour lesquelles j'avais été "m'amuser" à Munich.

Je rentrai aussitôt pour prendre le taureau parles cornes. Dino vint témoigner que j'étais allé à Munich à sa demande. Rittenband maintint son sursis mais fit comprendre à Dalton qu'il ne serait pas reconduit. Un journal y vit encore l'occasion d'une manchette barrant toute sa première page: "Polanski en sursis.". Je partis pour Bora-Bora travailler aux décors et à la mise au point du plan de tournage, sachant désormais que quoi qu'il arrive, je me retrouverais à Chino pour Noël avec la perspective d'y rester jusqu'à trois mois.
Vu les circonstances, Bora-Bora était le séjour idéal: pas de journalistes, pas de photographes, pas de téléphone. Il n'y avait pratiquement rien d'autre à faire qu'à travailler.

[...]


Je repris l'avion pour Los Angeles, préparé à subir mon châtiment de relativement bon cœur et l'esprit un peu plus clair qu'auparavant. J'avais décidé de me constituer prisonnier avec deux jours d'avance pour échapper à la presse. La veille de mon départ pour Chino Tony Richardson donna un dîner en mon honneur. Y assistaient quelques-uns de mes vieux amis -Jack Nicholson et Ken Tynan entre autres-, et je fis de mon mieux pour empêcher la soirée de tourner à la veillée funèbre. J'étais mort de peur mais bien décidé à ne pas le montrer. Tandis que se déroulait notre petite soirée d'adieux, les journalistes et les équipes de télévision s'installaient autour de la prison pour monter la garde toute la nuit. Je soupçonne le juge Rittenband de leur avoir donné le tuyau.


Roman par Polanski
Chapitre 28

[Une grosse partie de ce chapitre est consacré au séjour à Chino, à la vie carcérale de Polanski, que je n'évoquerai pas, ndlr]

J'en étais à peu près à la moitié de mon séjour quand un auxiliaire vint frapper à ma porte de cellule et chuchoter:

"Roman, tu seras dehors le 29 janvier."
Je n'ai jamais découvert comment il l'avait su, mais il avait raison. Le 28, mon counselor me dit de me préparer à partir, tout en me conseillant de n'en parler à personne.

[...]


Doug Dalton m'attendait à l'extérieur dans sa voiture en compagnie de Wally Wolf. Ma libération m'étourdis presque autant que l'avait fait mon incarcération mais je fus heureux de constater que cette fois, au moins, il n'y avait pas de photographes. Mes cheveux trop longs et la barbe que je n'avais pas rasée auraient fait du bon matériel photo de première page.


[...]


Bizarrement, je n'avais envie de voir personne, mais j'appelai tout-de-même Dino De Laurentiis. Il vint l'après-midi même et m'offrit de me rendre mon travail. Il avait parlé avec Jan Troller [réalisateur suédois remplaçant le travail de Polanski, ndlr] qui était prêt à me céder la place. Si je voulais la reprendre, j'étais libre. Heureux et tenté, je ne savais toujours pas ce que le juge Rittenband me réservait comme surprise. Dalton devait le voir le lendemain, dis-je à Dino et, selon le résultat de cette rencontre, je serais en mesure de lui donner ma réponse définitive.

D'un bout à l'autre de l'affaire, il avait été entendu que mon séjour à Chino représenterait la totalité de la peine de prison qu'il me faudrait accomplir. Dalton fut effaré de constater lors de cette rencontre du 30 janvier avec Rittenband que ce magistrat avait une nouvelle fois changé d'avis. Il déclara que le rapport dont la conclusion recommandait ma mise à l'épreuve était le pire qu'il eût jamais vu -"c'est une pure apologie"- et qu'il était bien décidé à me renvoyer au trou.

"Cette affaire m'a déjà valu trop de critiques, confia-t-il à Douglas. Il va falloir que je lui colle une peine d'une durée indéterminée."


Lors du même entretien, il se dit surpris qu'on m'ait relâché si vite, après quarante-deux jours seulement au lieu des quatre-vingt-dix possibles. Ce n'était pas seulement malhonnête, c'était presque inepte, car il était mieux placé que quiconque pour savoir que le temps moyen d'une "étude de diagnostic" était de quarante-sept jours.

Mais il n'était même pas décidé à me condamner à quarante-huit jours de plus, comme le D.A. lui-même le lui suggéra, de manière à atteindre les quatre-vingt-dix jours qu'il prétendait maintenant avoir voulu me faire passer en prison. Il déclara qu'une condamnation à temps d'incarcération dans une prison d'Etat devait être prononcée pour le bénéfice de la presse.

"Vous, Dalton, vous plaiderez la mise à l'épreuve. Vous Gunson, la prison. Et moi, je condamnerai à un emprisonnement à durée indéterminée et je le ferai libérer au bout de quatre-vingt-dix jours quand vous en ferez la demande."


Au même moment, il chantait un tout autre air à la presse. Il était prêt à me relâcher au bout de quarante-huit jours, mais seulement si je m'engageais à quitter volontairement les Etats-Unis. Il ne lui appartenait évidemment pas de décider de mon éventuelle expulsion. De fait, il exerçait une forme de chantage -me contraignant à accepter mon expulsion de manière à abréger une incarcération que seul un caprice pouvait prolonger pendant des années et des années.

Après que Dalton eut vu le juge, je procédai avec lui et Wally Wolf au réexamen de la situation. Ils ne purent m'assurer, ni l'un ni l'autre, que Rittenband m'accorderait ma liberté après que j'aurais passé quatre-vingt dix jours effectifs en prison. Il avait manifesté à l'évidence que les pressions qu'il subissait au Hillcrest Club comptaient plus que tout le reste à ses yeux. en me condamnant à un emprisonnement d'une durée indéterminée, il restait maître de prolonger l'affaire autant qu'il lui plairait.

Puisque le juge semblait bien décidé à m'empêcher de vivre et de retravailler aux États-Unis, et puisqu'il était manifeste que j'avais passé quarante-deux jours à Chino pour rien, une question évidente se posait: qu'avais-je à gagner en restant? Et la réponse semblait bien être: rien du tout.

Le cabinet de Dalton me rendait claustrophobe. Je me levai et gagnai la porte.
"Eh minute, dit Dalton, où vas-tu?
- Tout va bien, lui répondis-je, je te parlerai un peu plus tard."
Et je les plantai là tous les deux avec leur tête d'enterrement.

Je fis une valise et me rendis tout droit au bureau de Dino. Je lui appris ce que le juge mijotait.

"Ma décision est prise, je me tire.
- Ce juge, me répondit De Laurentiis, che cazzo!"
Il demanda si j'avais de l'argent. Pas un sou. Il appela un assistant.
"Voyez si quelqu'un a un peu de liquide, ici."
Le bonhomme revint avec mille dollars que Dino me fourra entre les mains. Nous nous donnâmes l'accolade.
Du bureau de Dino, je pris la direction de l'aéroport.

[...]


Nous décollâmes au crépuscule. Je vis Los Angeles qui s'étendait à l'infini sous l'appareil, océan de lumières qui faiblissaient à mesure que nous grimpions au-dessus du smog. Je me fichais bien de ce qui pouvait se passer. J'étais prêt à tout plutôt que d'endurer le genre de vie que je menais depuis un an. Scandale et harcèlement de la presse, perte de deux boulots coup sur coup et, pour finir, séjour en taule. Je fus pris d'un accès de joie et d'exaltation proche du délire. Je ne fermai pas l’œil de tout le vol.


[...]


Sans prendre le temps de défaire ma valise, j'appelai Doug Dalton pour lui dire que j'étais à Londres. Il ne trouva pas grand-chose à dire et je savais pourquoi. Je le mettais dans une sale situation. Jamais encore un de ses clients n'avait ainsi pris la fuite.


[...]


Le soir même, je pris l'avion pour Paris.


Le lendemain matin, Dalton se présenta devant la Cour pour apprendre au juge que j'avais quitté le pays. Encore qu'ébahi, le magistrat décidé de surseoir à statuer jusqu'au 14 février. Dalton entreprit de me convaincre de rentrer dans l'intervalle.

Il vint à Paris, accompagné de Wally Wolf et fit de son mieux pour me persuader de retourner affronter le juge Rittenband. Il énuméra tous les désavantages de la situation dans laquelle je me mettais moi-même en prenant la fuite et me peignit l'avenir sous les couleurs les plus sombres, mais mon siège était fait. [...]

Rittenband était prêt à me condamner par contumace, et à faire un petit discours devant la presse quand arriverait le 14 février. Mais il ne sut pas attendre. Dans une série d'interviews et de conférences de presse, il manifesta si clairement l'hostilité que je lui inspirais que Dalton présenta une requête en suspicion légitime, arguant du préjugé dont ce magistrat semblât animé contre moi et l'impossibilité, dans de telles conditions, d'obtenir de lui un jugement impartial. Son mémoire retraçait le changement à vue du juge Rittenband, ses décisions aussitôt contredites, ses déclarations à la presse, ses remarques concernant mon expulsion et divers autres manquements au code de procédure pénale de Californie, y compris le fait qu'il avait reconnu devant Dalton et Gunson être inondé de courrier et critiques par ses amis. Le mémoire rappelait aussi un incident dont Dalton et Gunson avaient été témoins dans le cabinet même du juge. Rittenband venait de leur apprendre que, selon une amie à lui, j'avais déjà eu des ennuis similaires par le passé. Un article d'un quotidien de Londres avait rapporté que j'avais déjà trempé dans une affaire semblable quelques années auparavant. Gunson, qui avait déjà enquêté sur cette rumeur, dit au juge que son amie se trompait. En présence des deux hommes, le magistrat avait alors décroché le téléphone et composé un numéro.

"Allô, Helen? Tu es sûre de ce que tu m'as dit pour cet article?"
Puis se tournant vers ses deux interlocuteurs:
"Elle en est sûre."
Dalton avait immédiatement élevé une protestation.
"Monsieur le juge, avait-il dit, vous n'êtes même pas censé parler à cette dame."

Rittenband avait été d'autant plus consterné par la requête de Dalton qu'elle avait été cosigné par le D.A. Le code de Californie autorise le magistrat ainsi mis en cause de produire dans les dix jours une réfutation écrite. Tout en déclarant infondées les accusations de Dalton, Rittenband ne prit même pas la peine de tenter une réfutation. Il préféra annoncer qu'il se retirait pour "ne pas faire traîner l'affaire".

Elle fut alors confiée au juge Paul Breckinridge.
"Je n'ai encore jamais condamné personne par contumace, déclara-t-il, et je n'ai pas l'intention de commencer."
Il fit donc radier l'affaire en expliquant :
"Quand il reviendra, s'il revient, je demanderai une nouvelle expertise et nous reprendrons les choses à partir de là."

Nous en sommes là aujourd'hui. Si je retournais aux États-Unis, je serais arrêté dès mon arrivée, et détenu sans caution. La réouverture de mon affaire supposerait un nouveau rapport du juge d'application des peines et peut-être même une nouvelle "étude de diagnostic" avec incarcération à Chino. Le fait que je suis désormais en fuite serait lui aussi pris en compte, de même, il est vrai, que la requête en suspicion légitime et les accusations qu'elle comporte contre le comportement du juge Rittenband. De toute manière, mon retour lui-même poserait un problème: peu après mon arrivée à Paris, mon visa d'entrée aux États-unis fut annulé.

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