jeudi 8 avril 2010

THE GHOST-WRITER (2010)


The Ghost-Writer
(2010)

Avec Ewan McGregor, Pierce Brosnan, Olivia Williams, Kim Cattrall, James Belushi, Tom Wilkinson, Timothy Hutton, Eli Wallach. Écrit par Roman Polanski et Richard Harris d'après le roman de ce dernier. Musique d'Alexandre Desplat. Produit par Robert Benmussa et Alain Sarde. Un film de Roman Polanski.

Ewan McGregor incarne l'écrivain fantôme du titre anglais: un personnage neutre présenté d'emblée sans passé, sans famille et même
sans nom. On sait simplement qu'il a déjà travaillé comme porte-plume et que son livre a rencontré un énorme succès. Grâce à ça, il est engagé pour écrire les Mémoires d'un ex-Premier Ministre britannique, Adam Lang (Pierce Brosnan). Il n'est pas le premier à s'atteler à la tâche, le précédent "ghost-writer" a été retrouvé mort noyé. Pour les besoins de son travail, il rejoint le politicien dans sa splendide résidence sur une île au large de Boston, où l'homme médiatique vit reclus depuis qu'il est menacé par la révélation de crimes de guerre...

Dès le pitch, il est difficile de ne pas penser à la situation actuelle du réalisateur. Cela reste une coïncidence malheureuse dont le cinéaste semble être habitué, depuis au moins l'assassinat de Sharon Tate (la presse de l'époque voyait des similarités entre sa vie et son film du moment, Rosemary's Baby)*. Venons-en au film. Depuis un moment, les écrits extrêmement positifs sur The Ghost-Writer se sont multipliés. Même les critiques les moins dithyrambiques trouvent que le dernier Polanski est un bon film tout au moins. Inutile de le cacher longtemps, j'adhère totalement à l'enthousiasme général. The Ghost-Writer est un véritable bijou, une leçon de cinéma présentant toutes les caractéristiques d'une œuvre cinématographique majeure.


Le cinéaste méritait-il ou non l'Ours d'Argent du meilleur réalisateur (décerné en son absence à Berlin cette année)? Et comment! The Ghost-Writer est avant tout un film de mise en scène. Il est logique pour tout critique de consacrer davantage de temps à commenter la réalisation tant elle regorge de richesses. Le film démarre par des scénettes muettes (un ferry qui approche pour accoster, une dépanneuse attelant une voiture abandonnée, un cadavre ballotté par le mouvement de la mer) où le réalisateur créé une ambiance incroyable, sidérante par l'économie de moyens et d'effets avec laquelle il y arrive. D'emblée, nous sommes en plein territoire polanskien. Depuis l'École de Lodz où il a fait ses classes, appris à rédiger des scénarios et assimilé les bases techniques de tous les métiers du cinéma, Polanski a su rester attentif aux grands principes pédagogiques qu'on lui a enseignés: l'important, c'est de développer une atmosphère et un récit qui se tiennent. Il est depuis longtemps passé maître dans ces domaines. Un des tours de force du film concerne le réalisme, qui est un peu devenu sa marque de fabrique. Décors, meubles et objets sont plus vrais que nature. Il en est de même au niveau de l'atmosphère. Le spectateur participe quasi physiquement à ce récit grâce à la justesse des notations, aussi bien dans les actions (regarder le numéro de la dernière page d'un livre avant de commencer à le lire, être répugné en rangeant les vêtements d'un mort, attendre seul dans un bureau ou à la réception d'un hôtel -l'attente est un motif récurrent chez Polanski, ou chercher ses informations sur Google...) que dans l'ambiance inquiétante (la villa postmoderne avec ses grandes baies vitrées, l'île et ses grands espaces déserts, les plages sous le ciel gris et pluvieux, les personnages énigmatiques ou inamicaux, l'hôtel sans client, etc.).


Le temps se dilate jusqu'à friser l'ennui et c'est à cet instant qu'intervient une catastrophe ou un imprévu. Déjà dans Le Couteau dans l'Eau (1962), le premier film de Polanski qui n'a pas pris une ride grâce à la qualité de la réalisation, le cinéaste parvenait à accomplir cette même prouesse. La parenté ne s'arrête pas là puisque, comme Le Couteau dans l'Eau, The Ghost-Writer aborde les rapports entre deux personnages d'une génération différente. Le face à face n'oppose plus un journaliste sportif embourgeoisé avec un jeune étudiant auto-stoppeur, mais un ancien Premier Ministre dépassé par la technologie et son nègre qui ne connaît rien à la politique. Nous retrouvons logiquement le thème du rapport de force très présent dans les films de Polanski, aussi bien dans ses courts (Le Gros et le Maigre, Les Mammifères) que dans ses longs-métrages (Le Couteau dans l'Eau, Le Bal des Vampires, Pirates, Lunes de Fiel, La Jeune Fille et la Mort...). Cela nous amène au réalisme des dialogues. À ce sujet, le film est très bavard mais ne donne pas le sentiment de l'être, chaque information renseignant un peu plus le spectateur, et donnant de l'épaisseur aux personnages, sur leur mode de vie, leur aisance, leur égoïsme. Polanski alterne selon un rythme particulièrement juste les scènes muettes où prime l'action, avec des séquences denses où les interlocuteurs dévoilent des fragments de leur personnalité.


Dans The Ghost-Writer, on ne peut qu'applaudir l'habileté que l'on retrouve dans tous les films de Polanski ; il nous offre une réalisation élégante (et techniquement adroite) au service du scénario, en évitant les répétitions ou le vertige dans les mouvements. Polanski sait même faire des plans statiques sans que l'intensité dramatique ou l'intérêt du spectateur n'en souffrent. Marquant l'histoire de Robert Harris de sa patte personnelle, le réalisateur nous place en observateur indiscret assistant aux malheurs du héros avec lui, via une intelligente combinaison de points de vue. La caméra filme à taille humaine, ne quittant jamais ou presque jamais le héros interprété par Ewan McGregor (ce qui nous évoque Répulsion, Rosemary's Baby, Chinatown, Le Locataire, La Neuvième Porte, Le Pianiste...), et par deux fois seulement, au début et à la toute fin, la mise en scène nous préviendra d'un évènement imminent qui échappera à l'attention du protagoniste.

Dans le même ordre d'idée que l'assignation à résidence de Polanski, beaucoup voient dans le personnage de l'ex-Premier Ministre un démarquage de Tony Blair. Toutefois, si Robert Harris, le coscénariste et auteur du livre, a bien connu l'ex-vrai-Premier Ministre à la fac et l'a même revu par la suite, cela reste une spéculation, au mieux une influence artistique pour fournir un développement romanesque, et n'a pas pour but de refléter ou de dénoncer la réalité. La politique dans The Ghost-Writer apporte principalement un climat de paranoïa constant (machinations, grenouillages, menaces, manipulations, énigmes...) que Polanski ajuste avec virtuosité.

En plus d'être un metteur en scène exigeant, c'est un directeur d'acteur exceptionnel, qualité qu'il tient peut-être du théâtre ou du fait d'avoir été lui-même comédien à ses débuts (puis occasionnellement). La réunion d'autres talents sur ses films ne peuvent que détoner. À ce titre, les acteurs, qui ne sont pas des moindres, livrent une interprétation d'une classe magistrale, notamment Olivia Williams, très juste et pleine d'émotion. Dans la distribution, nous pouvons remarquer que le réalisateur porte toujours cette même attention de peintre aux silhouettes et aux faciès (même s'il y a très peu d'acteurs dans The Ghost-Writer), avec par exemple le choix du très bon Eli Wallach au physique à présent vieilli (Polanski accorde une place importante aux personnes âgées dans ses films), ou de sa propre fille, Morgane Polanski, qui joue le rôle d'une jeune réceptionniste bavaroise!

Film paranoïaque et claustrophobe, The Ghost-Writer marque le retour en forme du
cinéaste le plus marqué par les aléas du XXème Siècle, aujourd'hui de nouveau dans la tourmente, mais qui continue de signer des grands films envers et contre tout. Véritable régal cinématographique, c'est par conséquent l'évènement de ce début d'année.


* Notons qu'à l'inverse du personnage d'Adam Lang, Polanski est assigné à résidence et ne peut pas sortir de chez lui, ce qui n'est pas le cas du politicien de son film qui voyage beaucoup à travers le pays...

mercredi 7 avril 2010

"Roman Polanski: Et les mois passent..." par Dominique Legrand

Dominique Legrand a écrit quelques thrillers (dont Décorum, Journal d’Alexandre Davos, assassin chez Babel Noir et Le Point de Connexion chez Anne Carrière), un roman historique pour la jeunesse (Un amour sous la Terreur chez Oskar Editions) et deux études cinématographiques, consacrées à Brian De Palma et David Fincher (Éditions du Cerf).
Il est aussi, comme bon nombre de cinéphiles, un grand admirateur de l’œuvre de Roman Polanski.


Roman Polanski : et les mois passent...

Le 26 septembre 2009, Roman Polanski a été arrêté à Zurich, alors qu’il se rendait à un festival pour y recevoir un prix couronnant l’ensemble de sa carrière.
Il est passé directement de l’aéroport à la case prison, sous bonne escorte helvétique, sans jamais mettre un pied dans ce palais qui devait le célébrer.
Après avoir occupé deux mois une cellule aux environs de Zurich, il a pu intégrer son chalet de Gstaad, moyennant le dépôt de ses papiers d’identité aux autorités suisses, le versement d’une caution de 3 millions d’euros, et la pose d’un bracelet électronique l’empêchant de franchir le seuil de sa porte.

Voilà bientôt six mois que ce réalisateur à la carrière légendaire, à l’œuvre génératrice de vocations, véritable matrice de toute une génération de cinéphiles, est maintenu en détention avec les précautions d’usage ordinairement réservées à des criminels de guerre génocidaires.

Si je prends la plume aujourd’hui, ou plutôt le clavier de mon ordinateur, c’est pour dire combien chaque jour qui passe, il m’est insupportable de savoir ce cinéaste de génie enfermé. Car oui, n’en déplaise à ses détracteurs, Roman Polanski est bien un génie, et il y en a si peu dans le cinéma aujourd’hui qu’il ne faut pas se priver de le crier haut et fort.

Dans mon panthéon personnel, il partage la toute première place, aux côtés de Stanley Kubrick. Mon admiration pour lui n’a jamais cessé, ne s’est jamais altérée, et encore moins aujourd’hui qu’hier.

En ce qui me concerne, son arrestation m’aura permis de faire le tri dans mon agenda, entre ceux que je pensais être mes amis et ceux qui le sont vraiment. De vicieux raccourcis, de scélérates associations, ont rapidement mêlé des artistes que je tiens pour maîtres, tels Roman Polanski ou Woody Allen, à une espèce de criminels pour qui j’éprouve le plus profond dégoût, à savoir les pédophiles.

Rien n’aura été épargné à Polanski, ni les souffrances d’une enfance hors norme, ni les douleurs d’une vie amoureuse interrompue, ni les aléas d’une justice compliquée.

Il a commis un délit. Il ne s’en est jamais caché, ni d’ailleurs glorifié. Il aurait sûrement souhaité que cette soirée ne se produise jamais, mais nul autre n’est mieux placé que lui pour savoir qu’un film ne peut revenir en arrière.
La vie ménage parfois de surprenants imprévus, et aujourd’hui, ce cinéaste dont l’œuvre m’est si familière depuis si longtemps, se voit condamné à séjourner dans sa propre prison, même si celle-ci a des reflets dorés.

Les mois passent, inéluctablement, imperceptiblement, et plus on avance dans le temps, plus on ressent une étrange impression, celle que son « incarcération à domicile » ne semble plus déranger personne. Au contraire, cette situation paraît admise, presque logique quand on connaît la fascination du réalisateur pour les univers clos.
Malgré le combat incessant mené par ses proches et ses avocats, la justice, en plus d’être aveugle, semble désespérément sourde.
Aujourd’hui, hormis quelques noms, dont Bernard-Henri Lévy, Pascal Bruckner et Yann Moix, il est bien peu de voix « publiques » prêtes à s’élever pour clamer leur indignation.
Combien de temps cela va-t-il encore durer ? A qui profite réellement cet enfermement ?

Une fois The Ghost-Writer, film remarquable et formidablement prophétique, disparu de nos écrans, qui parlera encore de Polanski dans quelques semaines ?
Un cinéaste n’est pas un romancier. Pour faire des films, il doit tourner, car à moins de faire un huis-clos dans son chalet, il va donc bien falloir que le réalisateur puisse sortir de chez lui. Mais quand ?

Roman Polanski est le cinéaste de mon enfance, de mon adolescence.
Rosemary’s Baby m’a terrifié pendant des années. Chaque fois que je voyais ce film, je ne comprenais pas comment Mia Farrow pouvait se laisser enfermer dans ce piège sans rien voir. J’avais envie de la prévenir du plus fort que je pouvais, de hurler comme les enfants à un spectacle de Guignol. Mais chaque fois, le cauchemar recommençait pour s’achever au pied d’un berceau drapé de noir, orné d’un crucifix inversé. Puis, la douce mélodie composée par Krzystzof Komeda s’échappait par la fenêtre pour aller se perdre sur les toits de New York.

Depuis, mon cerveau de cinéphile est peuplé d’images polanskiennes : une jeune femme blonde terrorisée, obsédée par des fissures dans les murs de son appartement ; une voiture qu’un gangster au bras en écharpe pousse sur une route déserte ; une femme nue avec une jambe peinte en bleue se tenant à l’arrière d’un camion transportant des cochons ; un privé des années 40 au nez barré d’un sparadrap ; un homme travesti, coiffé d’une perruque, se défénestrant dans la cour intérieure d’un vieil immeuble parisien ; un américain en équilibre sur les toits de Paris, tentant de récupérer le contenu d’une valise couleur crème ; un paralytique bloqué dans une cabine de paquebot, obligeant un jeune passager anglais à écouter le récit d’une relation amoureuse destructrice ; une rescapée de la junte argentine observant au loin les phares d’une voiture s’approchant de sa maison isolée ; un bibliophile caressant le pentacle figurant sur la couverture d’un vieux grimoire ; un pianiste polonais amaigri, vêtu de guenilles, jouant un nocturne sur un vieux piano sous l’œil admiratif d’un officier allemand ; jusqu’à cette maison de verre et de bêton frappée par la pluie, où un homme assis dans un bureau, relit un manuscrit, une tasse à la main.

Roman Polanski me manque, comme il manque à tous les cinéphiles. Nous lui réclamons encore d’autres images.
Il doit coûte que coûte sortir de sa cage pour que son imaginaire puisse venir nourrir le nôtre.
Nous partageons avec lui une vie de cinéma, et ça ne peut pas s’arrêter comme ça.
Nous avons encore besoin de ses images.
Dominique Legrand